Credit: The Jokers Films

Jason Yu, réalisateur de Sleep : « C’est une histoire d’amour déguisée en film d’horreur »

Nous nous sommes entretenues avec le réalisateur Jason Yu, qui revient sur la genèse du film Sleep, les thèmes de l’histoire et son travail avec les acteurs Lee Sun Kyun et Jung Yoo Mi.

Sorti dans les salles françaises le 21 février 2024, le film Sleep est le tout premier long métrage de Jason Yu. Agé de 32 ans, le réalisateur a fait ses premières armes sur les courts métrages Video Message (2014) et The Favor (2018), dont le second a été primé dans de nombreux festivals en Corée. Durant cette période, il a également été assistant-réalisateur de Bong Joon Ho sur le film Okja (2017). Avec Sleep, que Bong Joon Ho qualifie de « film le plus singulier et le plus malin » de ces dix dernières années, Jason Yu signe un thriller effrayant et émouvant dans lequel un couple marié affronte le somnambulisme du mari, une histoire qui a de quoi nous empêcher de dormir. En France, le film a reçu le Grand Prix au Festival du Film fantastique de Gérardmer.

Nous avons eu la chance de rencontrer Jason Yu, qui était de passage à Paris pour la promotion de Sleep. Souriant, s’exprimant dans un anglais parfait, il a répondu à nos questions avec passion et enthousiasme.

StellarSisters : Le film peut être vu tour à tour comme un film d’horreur, un thriller psychologique ou un drame familial. Aviez-vous un genre précis en tête quand vous avez commencé à écrire le film et ce genre a-t-il évolué au cours du processus créatif ?

Jason Yu : C’est exactement ce qui s’est produit. Lorsque j’écrivais le scénario, mon but était de créer un film d’horreur divertissant, fun et palpitant à propos du somnambulisme. Cependant, à mesure que j’écrivais, des éléments personnels se sont invités dans l’histoire, indépendamment de ma volonté. A cette époque, je m’apprêtais à épouser ma petite amie de longue date – elle est d’ailleurs présente avec moi à Paris. C’est probablement la raison pour laquelle j’avais beaucoup de sujets en tête concernant le mariage et l’amour, et que j’ai fait des personnages principaux un couple marié.

Lee Sun Gyun
Cr : The Jokers Films

L’histoire tourne finalement autour de leur mariage malgré la dimension horrifique du film. Les films parlant de mariage que j’ai vus jusqu’à présent sont généralement cyniques vis-à-vis de l’institution. En général, le conflit vient des deux époux et de leur relation. Ils se disputent ou l’un d’eux commet une erreur. Etant donné que je m’apprêtais à me marier, j’avais une vision plus romantique du mariage. Je voulais que les deux époux s’aiment vraiment, qu’ils aient une profonde confiance l’un envers l’autre, et qu’ils trouvent sur leur chemin un obstacle qui n’était la faute de personne. Je voulais les voir surmonter ce problème en tant que couple marié. Telles étaient les idées que j’avais en tête en écrivant le scénario. Le film est ainsi devenu ce mélange hybride entre plusieurs genres. La première fois que j’ai rencontré l’actrice Jung Yoo Mi, je lui ai dit qu’il s’agissait d’une histoire d’amour déguisée en film d’horreur. Elle a adoré cette idée et c’est ce qui lui a fait accepter le projet.

L’appartement apparaît comme un personnage du film à part entière. Comment avez-vous travaillé sur sa configuration ?

C’est tout à fait cela. Nous devons en grande partie cet effet à notre formidable cheffe décoratrice, Shin Yu Jin. C’était un réel défi, car tout le film devait se dérouler dans le foyer. Si nous nous étions contentés de filmer l’appartement sans rien changer, le film aurait pu être visuellement ennuyeux et répétitif. Nous avons ainsi utilisé le découpage en chapitres pour transformer le décor, dans les limites de l’histoire. Ainsi, dans le premier chapitre, l’appartement devait être chaleureux et confortable pour exprimer l’amour entre ces deux personnes. Dans le second chapitre, nous voulions mettre l’emphase sur la folie grandissante de Soo Jin. L’appartement devait ainsi ressembler à une prison, pour créer un sentiment de claustrophobie. Dans le troisième chapitre, tout devient fou. Nous avons poussé cette impression à 100 %. Cette division en chapitres nous a permis de faire évoluer la maison pour traduire l’évolution psychologique des personnages.

Cr : The Jokers Films

Peut-on voir le film comme une allégorie sur la crise d’un couple à un moment décisif de leur vie ?

Auparavant, je ne l’avais pas envisagé de cette manière, mais quand j’y repense aujourd’hui, je pense que cette histoire vient d’une différence entre ma femme et moi sur la manière d’envisager le mariage. Nous avons grandi dans des cultures différentes. J’ai grandi en Corée et elle est née aux États-Unis. Nous avons ainsi des vues différentes sur l’institution. Dans la Corée moderne, les liens du mariage me semblent fragiles et conditionnels. Par exemple, si le mari ne gagne pas suffisamment d’argent ou si la femme ne fait pas ci ou cela, le contrat est en quelque sorte rompu. Je voyais le mariage de cette manière auparavant. Quand ma femme a voulu m’épouser, je me sentais un peu comme le personnage de Hyun Soo : j’étais un aspirant réalisateur au chômage et je pensais que je n’étais pas à la hauteur. Cependant, ma femme avait une conception très différente du mariage. Elle m’a dit que ces problèmes étaient des obstacles à surmonter en tant que couple marié. J’ai été surpris par sa vision du mariage et de la relation amoureuse. Dans le film Sleep, les personnages rencontrent un obstacle qui, dans la vraie vie, est de nature à rompre le contrat aux yeux du public coréen. En Corée, j’ai reçu beaucoup de réactions de personnes qui se demandaient pourquoi Soo Jin ne quittait pas son mari. Je souhaitais cependant mettre à l’épreuve leur lien pour montrer la force qu’il pouvait avoir, même pendant une crise majeure.

Les deux acteurs sont vraiment excellents. Comment avez-vous travaillé avec eux pour donner vie au lien très fort qui existe entre les deux époux ?

Quand j’étais assistant-réalisateur, j’ai beaucoup appris auprès de grands réalisateurs, notamment une chose : les scènes de disputes sont relativement faciles pour les acteurs, puisqu’il leur suffit de jouer ce qui est écrit dans le scénario. Le plus difficile – et c’est ce qui montre la grandeur d’un acteur – est de parvenir à créer ce lien et cette alchimie. Qu’il s’agisse de deux époux ou de deux personnes qui tombent amoureuses, il est très difficile pour les acteurs de donner l’impression qu’ils sont naturellement amoureux. Ils doivent créer cette alchimie. C’est ce qui m’inquiétait le plus pendant la préparation du film. Je pensais que les acteurs Jung Yoo Mi et Lee Sun Kyun auraient besoin de passer un peu de temps ensemble, afin de faire connaissance. Je le leur ai suggéré et ils m’ont tout de suite répondu : « nous n’avons pas besoin de cela, puisque nous avons déjà tourné ensemble dans quatre films. » Dans la plupart de ces films, ils formaient déjà un couple amoureux. Ils avaient donc déjà créé cette alchimie et ils étaient très bons amis dans la vie. Nous avons utilisé ce lien dans Sleep. J’ai eu beaucoup de chance.

Cr : The Jokers Films

A propos Lee Sun Kyun, quel genre d’acteur était-il dans sa manière d’approcher ses personnages ?

Il est très différent de Jung Yoo Mi, qui a une approche très libre. Lors de son premier jour de tournage, Jung Yoo Mi m’a dit qu’il fallait juste que je lui dise ce qu’elle devait faire de A à Z et qu’elle le ferait. C’est une actrice de génie : il suffit de lui donner des directives et elle fait tout à la perfection. Lee Sun Kyun est complètement différent. Il fait beaucoup de travail préparatoire et il est imprégné de son personnage avant même le premier jour de tournage. Le premier jour, il est venu me parler avec le scénario dans les mains. Celui-ci était rempli de notes. Pendant le tournage, il vient vous voir et vous dit : « Quand mon personnage dit cette réplique, je pense qu’il le dirait plutôt de cette manière-là » ou « A ce moment-là, je pense que mon personnage ressentirait de la colère plutôt que de la tristesse, de la confusion plutôt que du bonheur », etc. Nous avions toujours des discussions sur son personnage. C’était impressionnant. Quand nous avions une opinion différente, quitte à nous disputer, c’était toujours à propos du personnage et rien d’autre. Nous avions des débats animés sur le fait que Hyun Soo réagisse de telle ou telle manière, et la plupart du temps, c’était lui qui avait raison. C’est ce qui fait de lui un grand acteur et qui rend chacun de ses rôles si différents des précédents. Il est tellement connu en Corée que si vous allumez la télévision, il y a de fortes chance que vous tombiez sur lui, mais chaque fois, il est complètement différent. Vous ne voyez pas l’acteur Lee Sun Kyun, mais un tout autre personnage. C’est le pouvoir de sa performance.

C’est vrai. Il y a quelques semaines, j’ai vu Killing Romance, et il était complètement différent !

Oh oui ! C’était un rôle incroyablement risqué et il a été très courageux de l’interpréter ! Il saisit ce genre d’opportunité et c’est ce qui fait de lui un véritable artiste.

Cr : The Jokers Films

A propos de Jung Yoo Mi, le personnage de Soo Jin est une épouse ordinaire au début du film, mais sombre dans la folie et la paranoïa. Comment l’avez-vous aidée à apporter toutes ces émotions à l’histoire ?

Je pense que c’est un génie. Même Lee Sun Kyun le dit. Chacun regarde l’autre jouer et il arrive que Lee Sun Kyun applaudisse d’admiration et lui demande comment elle a fait ce qu’elle vient de faire. Elle a un instinct d’actrice très rare et c’est ce qui la rend incroyable. Elle est très libre sur le plateau. Elle est toujours de bonne humeur, se promène ici et là, cueillant des fleurs ou s’amusant en dehors du plateau quand elle ne tourne pas. Puis, quand le tournage reprend, elle revient et délivre sa performance en un instant. Quand elle pleure pour une scène, il suffit de dire « Coupez ! » pour qu’elle redevienne elle-même en une seconde, avec sa bonne humeur. C’est très inspirant et unique à regarder. J’ai vraiment eu l’impression de travailler avec un génie. Je lui ai demandé comment elle faisait. Elle m’a répondu qu’elle se contentait de faire son travail. Elle n’avait pas vraiment une explication à donner. Elle sait juste instinctivement comment incarner son personnage.

Pouvez-vous citer un film qui vous a donné envie d’être réalisateur ?

Il n’y en a pas qu’un seul. Cependant, lorsque j’ai regardé Memories of Murder du réalisateur Bong Joon Ho, je me suis beaucoup amusé et j’étais triste de voir le dénouement arriver. C’est le genre de film que vous aimez tellement que vous regrettez qu’il se termine. C’était également la première fois que je ressentais l’existence d’un créateur derrière le film. J’avais l’impression qu’une sorte de génie avait fabriqué tout cela. C’est le film qui m’a fait prendre conscience de la notion de « réalisateur ». Auparavant, j’étais en quelque sorte un consommateur de films. Je n’avais jamais pensé à la fabrication d’un film. Memories of Murder a été un tournant pour moi. Je me suis dit « Il y a cette personne du nom de Bong Joon Ho, qui a dirigé ce film et qui fait cela pour gagner sa vie. Certains sont bons dans ce métier et d’autres sont mauvais. » Cela m’a fait réaliser qu’il s’agissait d’une voie possible pour une carrière. Avant de prendre conscience de cela, je n’avais jamais imaginé travailler dans le cinéma. Je me voyais plutôt travailler dans une banque ou une grande entreprise coréenne.

Les séries TV coréennes sont de plus en plus populaires à travers le monde. Envisagez-vous de réaliser un jour une série ?

Pour le moment, ma voie est dans le cinéma. J’adorerais diriger un jour une œuvre sur un format long si j’en avais l’opportunité, mais je consacre aujourd’hui mon énergie à m’améliorer dans la réalisation de films. Le format long nécessite d’autres compétences, une autre gestion du rythme, un art de commencer et de finir un épisode et d’autres aptitudes dont je n’ai pas idée. Il existe des réalisateurs doués pour cela. Peut-être qu’un jour je relèverai ce défi. Qui sait ? Pour l’instant, ma passion est dans le cinéma.

Propos recueillis par Elodie Leroy
Remerciements à The Jokers Films et Mensch Agency.

Le réalisateur Jason Yu et Elodie Leroy (StellarSisters)
Cr : StellarSisters

Vous aimerez aussi