Photo Frères de Sang (film coréen)

Kang Je Gyu (Frères de Sang) : « Plus d’un drame de ce genre s’est produit pendant la Guerre de Corée »

Réalisateur et producteur phare de la nouvelle vague du cinéma coréen. Kang Je Gyu nous a accordé une interview lors de la sortie du film de guerre Frères de Sang.

ARCHIVE – En 1999, un film révolutionnait les standards techniques du cinéma sud-coréen : Shiri, de Kang Je Gyu, avec Han Suk Kyu et Kim Yoon Jin. Quelques années plus tard, le réalisateur frappait de nouveau un grand coup avec Frères de Sang, un film de guerre puissant dans lequel deux frères se déchirent sur fond de Guerre de Corée. Avec à son actif ces deux succès retentissants du cinéma coréen, Kang Je Gyu fait partie des chefs de file du renouveau du cinéma sud-coréen et de son succès à travers le monde. Producteur et réalisateur, il demeure encore aujourd’hui l’une des figures phares de l’industrie.

Nous avons l’honneur de rencontrer Kang Je Gyu à l’occasion de la sortie française de Frères de Sang en mai 2005. Le réalisateur Kang Je Gyu raconte le tournage de Frères de Sang, ses intentions en réalisant le film et la réception de celui-ci en Corée. A la fin de l’échange, j’ai eu l’honneur de lui dire que j’avais découvert le cinéma coréen cinq ans auparavant avec Shiri !

« Je voulais faire ressentir ce qu’est véritablement la guerre, mais aussi la lutte pour la survie, la violence et la signification que prennent les valeurs de la famille dans ce contexte ».

Elodie Leroy : Quels étaient les principaux défis que vous avez dû relever lors du tournage de Frères de Sang ?

Kang Je Gyu : Tout d’abord, il s’agissait du film le plus cher jamais réalisé en Corée. Il a été très difficile de réunir ce budget, surtout qu’à l’époque, plusieurs films à gros budget n’avaient pas marché. Le deuxième défi tient au fait que le film est essentiellement tourné en extérieur. Nous avons ainsi dû nous battre contre les éléments de la nature comme la pluie, le brouillard, mais aussi les typhons. Nous n’avions aucun contrôle sur tous ces éléments. Dans le film, un grand nombre de scènes se déroulent dans les montagnes, à 1200 ou à 1300 mètres d’altitude. A cette époque de l’année, il y a beaucoup de brouillard dans ces endroits. Nous devions attendre qu’il se dissipe avant de tourner.

Il y a aussi une scène qui se déroule en hiver avec de la neige. Nous l’avons tournée en février et mars, alors que la neige montait jusqu’à 7 ou 8 mètres. Mais à cet endroit, les conditions climatiques sont un peu spéciales, elles sont d’ailleurs uniques au monde, en particulier les températures, qui ont tendance à chauffer très vite à l’approche de l’été. Alors que nous étions en train de tourner, la neige s’est mise à fondre et le niveau à descendre d’un mètre par jour. A la fin, il n’en restait plus et nous avons dû faire venir par camions des tonnes de neige provenant des zones restées dans l’ombre.

La troisième difficulté notable est que nous n’avons eu absolument aucun soutien de la part des militaires. En effet, l’armée voulait que nous changions le scénario, car certains éléments ne leur étaient pas favorables. Nous avons refusé et c’est pourquoi ils ne nous ont pas aidés du tout. Nous avons donc dû tout fabriquer par nous-mêmes : les tanks, les trains, les armements… Tout a été fabriqué pour les besoins du film.

Comparé aux films de guerre réalisés précédemment, qu’apportez-vous de nouveau dans Frères de Sang ?

Avant de tourner le film, j’ai vu Le Pianiste de Roman Polanski, et j’ai pensé que ce que le film tentait de traduire avait des points communs avec ce que je voulais montrer. J’ai donc réuni mon équipe, y compris les acteurs et les actrices, et j’ai organisé pour eux une projection spéciale de ce film dans une salle de cinéma. Beaucoup de films de guerre se focalisent sur le combat contre l’ennemi et tournent autour d’une mission qui doit être accomplie, comme s’il s’agissait de gagner un jeu. Mais dans mon film, je voulais faire ressentir ce qu’est véritablement la guerre, mais aussi la lutte pour la survie, la violence et la signification que prennent les valeurs familiales dans ce contexte. Ces aspects manquent à l’appel dans beaucoup de films hollywoodiens.

Il existe aussi beaucoup de films sur la Première et la Seconde Guerre Mondiale ou même sur la Guerre du Golfe, mais dans celui-ci, il s’agit de la Guerre de Corée. Il y a très peu films sur le sujet. Rien que pour cette raison, le mien serait différent, car il montre une guerre différente de celles que vous avez pu voir au cinéma dans le passé. Je voulais montrer que pour la plupart des soldats, le plus important n’est pas de tuer ni de se battre mais d’en finir le plus vite possible avec la guerre afin de rentrer chez eux et vivre en paix. Peu de films se focalisent sur cet aspect. Pour ce faire, j’ai utilisé les personnages des deux frères, qui se fichent des enjeux de ce conflit et désirent seulement rentrer chez eux.

« En finissant le scénario, j’ai pensé que de telles personnes avaient pu exister pendant la Guerre de Corée. »

Les deux personnages principaux du film sont-ils inspirés de personnes ayant existé ?

Les personnages sont fictifs. Mais en finissant le scénario, j’ai pensé que de telles personnes avaient pu exister pendant la Guerre de Corée, ou du moins que des soldats avaient pu vivre une expérience similaire. J’ai donc demandé à mon équipe de faire des recherches à ce sujet. Et ils ont fini par trouver que deux frères avaient effectivement dû combattre l’un contre l’autre pendant la guerre. Ce genre de chose s’est donc produit et d’ailleurs il y a au Musée de la Guerre de Corée une statue représentant ces deux frères. Après la sortie du film, des personnes sont venues nous dire que l’histoire était similaire à la leur et à celle de leur frère. J’ai le sentiment que plus d’un drame de ce genre s’est produit pendant la guerre de Corée.

Pourquoi avoir choisi Jang Dong Gun et Won Bin dans les rôles principaux ? En particulier Won Bin qui n’avait fait qu’un film au cinéma avant Frères de Sang, et qui plus est une comédie (Guns and Talks)…

Je les ai choisis pour trois raisons. La première est que j’ai imaginé que ces deux acteurs iraient bien ensemble et seraient crédibles pour jouer deux frères. La seconde raison est qu’à titre personnel, j’aimais bien ces deux acteurs et je voulais travailler avec eux depuis longtemps. La troisième est qu’il s’agissait d’un film à gros budget destiné à l’international. Il fallait donc trouver des stars connues à l’étranger. Won Bin et Jang Dong Gun sont de grandes stars dans toute l’Asie, notamment au Japon et en Chine. Pour toutes ces raisons, ils correspondaient à ce que je recherchais.

Comment s’est déroulée votre collaboration avec eux ?

Ces deux acteurs ont un point commun : lorsqu’ils tournent un film, il sont prêts à s’y consacrer entièrement, et c’est quelque chose que j’apprécie chez eux. Lorsque nous avons préparé le film en étudiant le scénario et en répétant les scènes, leur jeu était déjà à la hauteur de mes attentes. Mais lorsque nous avons commencé à tourner, ils y ont mis encore plus de force et d’intensité, leurs performances étaient encore plus impressionnantes que lors des répétitions. Leur niveau de jeu transmettait une réelle énergie sur le plateau et tout le monde les appréciait. J’ai eu vraiment beaucoup de plaisir à travailler avec eux.

Peu de films évoquent le conflit entre les deux Corée de manière explicite. A part Shiri, il y a eu aussi JSA, de Park Chan Wook, qui a suscité des réactions assez extrêmes de la part de l’armée (ndlr: A la sortie de JSA, les bureaux de la société de production ont été attaqués par des militaires en colère et des employés ont été physiquement agressés). Comment Frères de Sang a-t-il été reçu ?

La société a heureusement beaucoup gagné en maturité depuis cette époque. Auparavant, les spectateurs étaient très susceptibles sur la question des relations entre le Nord et le Sud. Évidemment, il reste des personnes qui n’approuvent pas la manière dont nous traitons ce genre de sujet et ils l’ont exprimé même à la sortie de ce film. Mais aujourd’hui, les spectateurs coréens comprennent que nous exprimons seulement notre point de vue.

« Une grande douleur subsiste chez ceux qui ont vécu pendant cette période »

Y a-t-il eu des débats ou des critiques sur le contenu du film ?

En ce qui concerne la Guerre de Corée, il me faudrait tourner une centaine de films pour dire tout ce que j’ai à dire. Mais je ne devais en faire qu’un seul. J’ai donc retiré tout l’aspect purement politique et idéologique. J’ai en effet pensé qu’un seul film ne pourrait pas suffire à l’exprimer et que cela l’aurait même alourdi. Je me suis donc concentré sur la guerre elle-même et les valeurs de la famille. Certains critiques ou même certaines personnes dans le public voulaient justement voir l’aspect politique s’exprimer dans mon film. Cette absence les a donc laissés insatisfaits. Certains s’étaient engagés dans la Guerre de Corée pour combattre le régime communiste. Ils auraient voulu que j’intègre la lutte contre le communisme en laquelle ils croyaient, et ils ont émis des critiques à ce sujet.

Avez-vous essayé de transmettre un message sur une potentielle réunification des deux Corées dans Frères de Sang ?

Bien sûr, c’est même l’une des raisons pour lesquelles j’ai fait ce film. La Corée a enduré une tragédie, beaucoup de gens sont morts pendant cette guerre et une grande douleur subsiste chez ceux qui ont vécu pendant cette période. Pour être sûr que les générations futures ne vivent plus ce genre de drame, tout le monde doit savoir ce qui a causé cette guerre et quelles en ont été les conséquences. Si personne ne s’intéresse aux causes de la guerre, nous ne pourrons jamais réunifier la nation. Ce n’est qu’en comprenant les causes de la guerre que l’on peut pardonner à l’ennemi et que celui-ci peut nous pardonner. Ce n’est qu’en évoquant le conflit que nous pourrons un jour nous réunifier. Je voulais transmettre cette idée dans mon film.

« Au cours de ces cinq cent dernières années, nous avons constamment été attaqués, envahis, et nous avons dû apprendre à survivre par nous-mêmes. Nous avons développé une énergie qui transparaît à présent à travers notre cinéma. »

Depuis deux ans, nous voyons en France beaucoup de films coréens, comme Old Boy ou Memories of Murder et maintenant Frères de Sang. Comment expliquez-vous le succès de ces films ?

Il n’y a pas que la France qui s’intéresse aux films coréens, les Etats-Unis et le reste de l’Asie également. Auparavant, lorsqu’on parlait de cinéma asiatique aux Français, ils pensaient spontanément à la Chine et au Japon, mais pas du tout à la Corée, car notre cinéma leur était inconnu. Avec la nouvelle vague de films coréens, ils ont l’impression de voir quelque chose de nouveau, de rafraîchissant.

Le cinéma coréen est plus intéressant aujourd’hui, parce qu’il est plus dynamique, plus fort. Nous disposons de moyens beaucoup plus importants qu’avant. C’est sans doute l’une des raisons qui expliquent le récent succès de certains films coréens. Mais il y en a une autre. Historiquement, nous nous sommes retrouvés encerclés par plusieurs pays très puissants, à savoir le Japon, la Chine et la Russie. Au cours de ces cinq cent dernières années, nous avons constamment été attaqués, envahis, et nous avons dû apprendre à survivre par nous-mêmes. Nous avons développé une énergie qui transparaît à présent à travers notre cinéma. Lorsque les gens regardent les films coréens, ils sentent cette énergie unique.

Quel est votre film que vous considérez comme le plus personnel ?

Les trois sont très personnels mais Frères de Sang tient une place particulière. Quand je penserai à mes films dans dix ou vingt ans, je pense que celui-ci aura été le plus mémorable.

Quels sont vos prochains projets ?

Si vous regardez mes films, le premier, Gingko Bed, racontait une histoire qui faisait communiquer le passé et le présent, le second, Shiri, est un film dont l’histoire est contemporaine, et le troisième, Frères de Sang, est cette fois résolument à propos du passé. J’ai toujours voulu balayer tout le cycle temporel à travers mes films et c’est pourquoi je voudrais à présent réaliser un film de science-fiction qui parlerait du futur. C’est sur ce projet que je travaille actuellement.

Propos recueillis en 2005 pour DVDRama.com par Elodie Leroy

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