Critique : Misaeng, guide de survie en entreprise

par Elodie Leroy

Phénomène de société dans son pays, le drama Misaeng dévoile la vie de bureau en Corée et révèle une brochette d’acteurs devenus incontournables, parmi lesquels le très bon Im Siwan.

Les Anglais ont The Office, les Japonais ont Hanzawa Naoki et les Coréens ont Misaeng ! Véritable immersion au sein d’une grande entreprise coréenne, l’une de ces chaebols où les jeunes diplômés rêvent d’entrer afin d’y mener une brillante carrière, Misaeng adopte le point de vue du salarié lambda pour aborder des questions de fond sur le monde du travail et les rapports humains en entreprise.

Pourquoi faut-il absolument voir le drama Misaeng ? D’abord parce qu’il est vite devenu, lors de sa diffusion, un petit phénomène de société auprès des salariés d’entreprise, comme en témoignent des ratings exceptionnellement élevés pour une série du câble (jusqu’à 8,24%). Ensuite parce qu’il s’intéresse à la vraie vie des Sud-Coréens d’aujourd’hui, ceux qui se lèvent le matin pour se rendre quotidiennement au bureau et gagner leur croûte. Fourmillant de tous ces détails et moments de légèreté propres à la vie de bureau, Misaeng est un petit bijou télévisuel porté par un casting remarquable, emmené par le jeune Im Siwan et par le toujours excellent Lee Sung Min.

Misaeng : poster du drama

La vie de bureau n’est pas un long fleuve tranquille

Mais avant le drama, il y a un web-comic à 1 milliard de vues, Misaeng, signé par Yoon Tae Ho et publié en ligne entre 2012 et 2013. Ce dernier était déjà l’auteur en 2007 de la BD Moss, dont le cinéaste Kang Woo Suk (Public Enemy) a fait trois ans plus tard un excellent polar du même nom. Lors de sa publication, le manhwa Misaeng fait déjà parler de lui chez les trentenaires, qui le considèrent comme une véritable bible de survie en entreprise.

En 2013, les réalisateurs Son Tae Gyum and Kim Tae Hui tournent six courts-métrages qui seront regroupés sous la forme d’un omnibus, Incomplete Life: Prequel, et dévoilés au Pucheon International Fantastic Film Festival. Le drama Misaeng arrive dans la foulée : diffusé entre le 17 octobre et le 20 décembre 2014 sur tvN, il est réalisé par Kim Won Seok (Sungkyunkwan Scandal) d’après un scénario de Jung Yoon Jung (Arang and the Magistrate).

S’étalant sur vingt épisodes, il s’inscrit directement dans la lignée du matériau d’origine : on y retrouve les thèmes de fond, les intrigues politiques en entreprise et le parfum d’authenticité sur la vie de bureau.

En coréen, « Misaeng » peut se traduire par « vie incomplète », et par extension « naissance ». Le terme est utilisé dans le Baduk, jeu de stratégie coréen proche du Go, pour désigner les pions prêts à entrer en jeu et dont le destin n’est donc pas encore déterminé. Un peu comme Jang Geu Rae (Im Siwan), jeune homme dans la vingtaine fraîchement recruté par One International, une grande société de négoce coréenne.

Ancien génie du Baduk, Jang Geu Rae a échoué à devenir joueur professionnel et n’a pas achevé ses études, ce qui l’a poussé à se renfermer peu à peu sur lui-même. Intégré comme stagiaire au service des ventes grâce à une recommandation, il va devoir se faire accepter par Oh Sang Sik (Lee Sung Min), son supérieur hiérarchique au tempérament sanguin, et Kim Song Sik (Kim Dae Myung), son voisin de bureau.

Son absence de diplôme lui vaut d’être soupçonné de piston par les autres stagiaires, qui organisent vite son ostracisme. Jang Geu Rae va devoir sortir de sa coquille et s’adapter à la culture corporate de la société. Il se peut que son expérience du Baduk lui soit finalement utile…

La vie de bureau est loin d’être un long fleuve tranquille ! Tous les jours, il se passe quelque chose dans l’univers claustrophobe d’un open space, où les salariés encaissent quotidiennement, à des degrés divers, une bonne dose de stress. Construit comme un récit choral, Misaeng nous immerge dans une ambiance de bureau très authentique, en conjuguant habilement les enjeux purement professionnels avec les relations interpersonnelles entre collègues.

Reposant sur un subtil équilibre entre moments de gravité et de légèreté, le drama regorge aussi de détails au premier abord insignifiants mais finalement croustillants qui forgent le quotidien en entreprise – rien que le problème de photocopieuse rencontré par Jang Geu Rae le jour de son arrivée est criant de vérité.

Conformément au souhait de l’auteur Yoon Tae Ho, le scénario ne développe pas de romance, comme l’auraient fait la plupart des dramas coréens (ou même des séries américaines), et reste résolument centré sur son sujet. Le projet est déjà suffisamment ambitieux : conflits entre collègues, harcèlement moral, sexisme en entreprise, exploitation ou mise à l’écart des salariés en contrats précaires…

Misaeng aborde de front un grand nombre de sujets d’actualité liés au monde du travail et on comprend très vite pourquoi la série a touché le cœur des salariés coréens, entre les jeunes qui se sont identifiés aux nouvelles recrues confrontées à une hiérarchie écrasante, et les trentenaires et quarantenaires qui ont salué la fidélité avec laquelle le mode de gestion est restitué.

Réunion de talents

Jang Geu Rae est incarné par Im Siwan, qui est issu du monde de la K-Pop (il fait partie du groupe ZE:A). Si la présence d’idoles de K-Pop dans les castings de dramas est souvent contestable, Im Siwan est l’une des exceptions qui confirment la règle : jeune talent prometteur, il fait son petit bonhomme de chemin au cinéma (The Attorney) et à la télévision (Triangle), confirmant avec Misaeng sa capacité à susciter une empathie inconditionnelle chez le spectateur, grâce à un jeu très juste et une présence tout en douceur.

La relation de Jang Geu Rae avec son manager haut en couleurs Oh Sang Sik, interprété par le charismatique Lee Sung Min (Brain, The King 2 Hearts), forme le fil rouge du drama et fait partie de ses atouts majeurs : non seulement le choc de personnalités fonctionne à merveille mais il apporte beaucoup d’émotion dans le développement des deux protagonistes. Il faut dire que Lee Sung Min est littéralement habité par son personnage, l’un des plus réussis de tous.

Nous faisons également la connaissance de trois autres jeunes recrues : Ahn Young Yi (Kang So Ra, vue dans le film Sunny), la seule fille du groupe, suscite les jalousies en raison de son parcours brillant, Jang Baek Ki (Kang Ha Neul, valeur montante vue dans The Heirs) est un jeune homme ambitieux mais profondément anxieux, Han Suk Yool (Byun Yo Han) est une personnalité exubérante qui devient vite l’un des piliers de l’univers de Jang Geu Rae.

Plusieurs fois par jour, les quatre jeunes gens se retrouvent à la cafétéria ou sur le toit de l’immeuble pour échanger sur leurs problèmes respectifs et, parfois, chercher quelques conseils ou un peu de réconfort. Ces rendez-vous deviennent vite un rituel rythmant les épisodes, tout comme ils rythment la journée de travail des personnages.

A travers les épreuves traversées par chacun, Misaeng brosse des relations complexes entre collègues et déploie une panoplie de personnages crédibles, du patron sadique qui crie sur ses subordonnés, au glandeur qui passe ses coups de fil perso au bureau, en passant par le bourreau de travail glacial envers son binôme ou le blagueur lourdingue qui débarque sans prévenir dans votre bureau.

Ces personnages, nous les avons tous déjà rencontrés quelque part… Parmi les acteurs secondaires notables, on retient entre autres Kim Dae Myung (Broken, The Target), excellent dans le rôle du collègue bienveillant de Jang Geu Rae, Kim Hee Won (Gu Family Book) en nouvel équipier inquiétant venu semer le désordre dans l’équipe des Ventes 3, ou encore Oh Min Seok (Nine, Kill Me Heal Me), réfrigérant dans sa relation conflictuelle avec le personnage de Kang Ha Neul.

Si les types de personnalités nous paraîtront donc familiers, le fonctionnement des entreprises coréennes diffère sensiblement de celui de leurs homologues françaises, ce qui confère à Misaeng une dimension presque documentaire pour un œil occidental.

Autour des personnages se dessine un système de gestion régi par des codes rigides et caractérisé par une organisation verticale, qui met constamment ses salariés en compétition (les stagiaires doivent passer un concours d’entrée pour être titularisés) et laisse peu de possibilité de contestation au subordonné vis-à-vis de son supérieur, y compris lorsque celui-ci fait une erreur susceptible d’entraîner tout le monde droit dans le mur.

Si l’on ajoute à cela des codes de politesse très marqués (chaque fois qu’un grand patron arrive, tout le monde se lève), déjà profondément ancrés dans la culture coréenne (respecter les formalités propres à la langue coréenne est un véritable sport), les jeunes recrues constituent des proies idéales pour encaisser des humiliations s’ils tombent sur des collègues abusifs.

Le harcèlement dans tous ses états

En s’intéressant au lien hiérarchique et à la difficulté pour certains de s’intégrer dans une équipe, Misaeng insiste sur l’importance de développer des rapports humains de qualité dans le monde du travail.

Si Jang Geu Rae a la chance de nouer des liens affectifs forts avec son patron et de pouvoir compter sur la bienveillance de son voisin de bureau, les autres sont loin d’être aussi bien lotis, quand ils ne subissent pas des tentatives de déstabilisation de la part de leurs collègues. Autant d’expériences qui nous amènent à une question que nous nous sommes tous posée un jour ou l’autre : quelle est la limite du supportable en terme de mal-être au travail, et au-delà de laquelle il faut songer à partir ?

Largement encouragé par le système de gestion décrit plus haut, le harcèlement moral est l’un des thèmes phares de Misaeng et revêt différentes formes, dont certaines sont évidentes, comme de surcharger de travail un équipier ou de lui parler comme à un chien, mais d’autres un peu moins, comme le fait de ne pas confier de travail à un salarié, ce qui le plonge à terme dans une véritable souffrance morale – l’un des amis de Jang Geu Rae en fera les frais.

Sans jamais verser dans le misérabilisme ni la complaisance envers les harceleurs, les situations mises en scène suscitent une réelle émotion tout en restituant la complexité de certains cas. A partir de quand le ton ou le langage d’un collègue dépasse-t-il les limites ? Un patron peut-il toucher son subordonné lorsqu’il lui fait des remontrances ? Un homme peut-il commenter la tenue d’une femme ?


Le harcèlement sexuel fait lui aussi partie du programme et les limites à respecter par les salariés masculins envers leurs collègues féminines sont abordées à travers des situations pertinentes et variées, de la remarque déplacée d’un manager sur la tenue vestimentaire d’une subordonnée, aux simples blagues sexistes lancées à la cafétéria.

A ce titre, il est encore nouveau, en Corée du Sud, de parler de sexisme en entreprise et Misaeng a l’immense mérite de prendre sans ambigüité le parti des victimes et de délivrer des messages clairs, quitte à prendre ouvertement des allures pédagogiques.

De toute façon, le monde de l’entreprise n’est pas tendre avec les femmes, comme en témoigne le chapitre touchant consacré à Sun Ji Young (Shim Eun Jung), une cadre intermédiaire idéaliste qui doit conjuguer un emploi du temps chargé avec ses obligations familiales, dans un contexte professionnel où la moindre faiblesse peut lui être fatale.

Suspense professionnel

Si le constat sur le monde du travail est donc teinté d’une certaine amertume, il n’est pas non plus complètement noir ou inhumain : pour ceux qui ont la chance de travailler avec des responsables et coéquipiers humains, le travail peut devenir très stimulant, ainsi que nous le découvrons à travers l’expérience de Jang Geu Rae.

Comme nous l’avons dit plus haut, Misaeng ne laisse pas de côté les enjeux purement liés à l’activité de l’entreprise et développe de vrais moments de suspense professionnel, allant jusqu’à s’autoriser un épisode lorgnant vers le thriller à l’occasion d’une tentative d’escroquerie touchant l’équipe de Jang Geu Rae.

Le drama aborde également quelques sujets épineux, tels que l’impact de certaines décisions de gestion sur le traitement des ouvriers travaillant sur le terrain, ou même la difficulté de collaborer avec des prestataires ou clients étrangers.

Au passage, la Chine en prend pour son grade lorsqu’est pointée du doigt l’importance du « guanxi » (« relations » en chinois) pour conclure un contrat, ce qui ouvre la porte à la corruption. Misaeng est par ailleurs le premier drama dont l’équipe s’est déplacée jusqu’en Jordanie pour le tournage de certaines scènes.

Un propos lucide sur l’individu au travail

Ce qui plaît également dans Misaeng, c’est la lucidité du propos sur l’implication au travail. Celle-ci est bien entendu valorisée mais il ne s’agit pas pour autant de faire l’apologie du sacrifice de soi au nom du groupe : sous contrat temporaire, Jang Geu Rae espère être embauché définitivement par l’entreprise. Mais à partir de quand cette dévotion devient-elle un énorme gâchis ? La multiplication des contrats précaires vient largement questionner l’intérêt, pour le salarié, d’accumuler les heures supplémentaires et de mettre entre parenthèse sa vie privée.

Sur cette question, les tourments existentiels d’Oh Sang Sik, qui souhaite faire progresser son jeune équipier mais développe parallèlement des scrupules à nourrir ses espoirs d’embauche, s’avèrent très touchants. En France, ce dilemme n’est abordé ni dans la fiction, ni dans les médias. Sans doute est-il considéré comme anecdotique, alors qu’il est résolument connecté à l’actualité en cette période de crise.

Finalement, au-delà des spécificités culturelles des entreprises coréennes, les problèmes professionnels et humains sont un peu partout les mêmes, ce qui fait de Misaeng une série très exportable. Rien de plus facile que de comprendre la gamme d’émotions que les personnages vivent au quotidien, de saisir le passage parfois brutal entre des moments d’allégresse où tout va pour le mieux, et les instants de détresse profonde causés par un obstacle professionnel ou le sentiment d’être exclu du groupe.

Avec tous ces thèmes de fond, Misaeng aurait pu être un énorme fourre-tout superficiel. Mais grâce à la maîtrise narrative exceptionnelle et la finesse de l’écriture et de l’interprétation, le drama atteint pleinement son but, celui de brasser large en abordant une multitude de problèmes en entreprise tout en dressant un tableau du quotidien qui sent le vécu.

Pour sa capacité à nous faire partager les joies et les peines de ces salariés lambda auxquels on s’attache énormément, Misaeng constitue l’une des restitutions de la vie de bureau les plus vibrantes vues à l’écran.

Elodie Leroy

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